Le travail de Sharon Kivland est séduisant. On peut le trouver très « minimaliste », voire conceptuel : chaque pièce semble présenter des éléments simples (des objets, des mots et des écritures, des images), susceptibles de rencontrer immédiatement notre histoire, nos souvenirs. On peut aussi l’apprécier pour sa diversité : l’exposition à Passerelle, Un vent de révolution, montre aussi bien des objets familiers, plus ou moins recomposés ou mis en scène (des accessoires de mode féminins, des bonnets phrygiens, des robes brodées posées sur des tables d‘écoliers) que des reproductions de gravures anciennes ou de photographies de mode plus récentes), des peintures à partir de fragments de textes empruntés aussi bien à de grands écrivains (de Laclos à Marx)… ou à des journaux de mode populaires !
Si l’on pense qu’une œuvre d’art se manifeste d’abord par sa capacité à affirmer un message ou un style, l’œuvre de Sharon Kivland est déroutante. La révolution semble absente de toutes les œuvres de l’exposition Un vent de révolution; Sharon va même jusqu’à proposer un objet dérivé, « à un prix abordable » : un collier en argent livré dans un coffret cadeau estampillé, « disponible pour la femme dans la rue ou sur les barricades » !
Dans un texte écrit pour la Galerie des petits carreaux, Sharon Kivland définit sa pratique comme « un raffinement stupide au carrefour de l’action politique publique et de la subjectivité privée », et évoque, avec beaucoup de finesse et de sensibilité, les différentes facettes de ses activités. Elle se présente comme artiste et écrivaine, et également chercheuse. Elle évoque tout aussi bien sa quête de Marx et de Freud, l’ombre de Lacan, sa mise à l’épreuve de Rousseau sur l’éducation naturelle ; elle nous parle de sa fréquentation des musées et des bibliothèques, mais aussi de son passage dans les rayons de parfumerie des grands magasins à Paris, de son trouble de la mémoire à Athènes, des chaussures oubliées sur les marches du Freud Museum à Londres, de sa mélancolie à Trieste, de son travail de broderie…
Ces évocations sont à la fois fictives et réelles. Elles sont fictives, dans la mesure où elles reprennent en fait des textes philosophiques, littéraires, aujourd’hui bien connus, classiques, qui tentent de cerner l’expérience esthétique. Mais elles sont aussi réelles dans la mesure où ces textes ne sont pas que des spéculations théoriques : ils relatent des expériences vécues, des expériences qui, dans le fond, ne sont pas liées à une époque déterminée, et peuvent être celles de la vie ordinaire d’un-e artiste, d’un-
e amateur d’art !
Par là, le travail de Sharon Kivland est très différent de celui de Sophie Calle : alors que Sophie Calle construit une oeuvre principalement fictionnelle, même si elle part d ‘éléments réels ou supposés tels,
Sharon Kivland, à l’inverse, nous ramène toujours dans la réalité. Et son art ne peut pas être « théâtral » comme l’est celui d’Annette Messager parce que, précisément, elle refuse ce qui serait de l’ordre de la construction d’un monde irréel, essentiellement sublimé. C’est en ce sens – celui d’un dévoilement – qu’il faut sans doute comprendre sa référence à Freud, présente dans de nombreuses œuvres et invoquée comme un des fils de sa démarche.
Comme certains artistes d’Art & Language Sharon Kivland peut superposer les images, procéder à des recouvrements de sens, interroger la représentation et les genres artistiques, mais son travail est se situe essentiellement dans l’esprit du collage, d’un collage poétique, d’images, de mots, de souvenirs, d’objets… L’esprit de son œuvre, c’est celui de la poésie concrète.
(J.S.)