A l’occasion de sa première exposition en institution, Fredrik Værslev présentera une nouvelle série de peintures combinant les motifs et processus de création de trois séries précédentes.
L’artiste a notamment entrepris une série de shaped-canvas pyramidaux à la surface desquels apparaissent des rayures des Canopy paintings ainsi que des traces blanches aléatoires réalisées au traceur de ligne et des fragments de la charte graphique du centre d’art (logo entre autres) — une stratégie de citation que Fredrik Værslev a expérimentée à plusieurs reprises comme pour signaler un ancrage direct et littéral avec le contexte d’apparition de l’œuvre.
Autre forme d’appropriation : le titre « Querelle of Brest » est emprunté au roman éponyme de Jean Genet et à son adaptation cinématographique par Rainer W. Fassbinder. Placée sous de tels auspices, l’exposition s’ouvre à des interprétations genrées en lien avec la culture gay, queer ou encore camp ou à un intérêt personnel de l’artiste pour la ville de Brest et son image ou patrimoine culturel. Cependant, après un regard plus attentivement porté aux œuvres qu’aux supports de communication, la répétition, le côté obsessionnel et l’aspect formellement radical de la série dans son entier indique que les pistes précédemment énoncées nous induisent peut-être en erreur — et cela sans pour autant exclure que la subjectivité (mais non de l’intimité) est l’un des enjeux essentiels de l’œuvre de Fredrik Værslev.
L’utilisation factice du titre si ouvertement connoté, du nom de la ville de Brest ainsi que des lettres “—FR” (abréviation de France dans différents outils de communication) n’interdit pas les cheminements et réminiscences des fictions littéraires et cinématographiques. Les hypothèses vont évidemment bon train au sujet de telles entrées provenant soit de l’environnement visuel immédiat de l’artiste soit de l’idée approximative et fantasmatique qu’il entretient avec le lieu. Mais selon lui, les mots sont uniquement à considérer comme des signes, comme des éléments purement ornementaux faisant partie d’un répertoire de formes ready-made.
La signification des mots et les références qu’ils convoquent constitue la partie la plus facile d’accès, la plus intelligible au sein de cette pratique essentiellement abstraite, mais en termes d’analyse elle cède rapidement la place à l’abstraction au sens large du terme. C’est ici sans doute que se joue la véritable querelle, non pas concernant les ambiguïtés herméneutiques, mais les limites de l’abstraction. Le philosophe français Hubert Damisch donne la définition suivante : « Même du strict point de vue de l’Histoire et peu importe que la perspective historique soit une narration en elle-même, nous devons admettre que la problématique de l’abstraction, comme mode de fonctionnement ou comme processus de pensée, dépasse largement l’aire restreinte que le programme de la modernité lui avait réservée — sans pour autant évoquer le problème des limites temporelles et conceptuelles qui l’ont ainsi reléguée au statut de “genre”. L’abstraction, au sens large est quelque chose qui remonte bien au-delà de la période médiévale et de la soi-disant querelle des “universaux”, à ce qu’il est convenu de considérer comme les origines grecques de la pensée occidentale qui coïncident avec l’origine de la géométrie. » [1]
Le caractère géométrique des peintures de Fredrik Værslev et leur châssis en volume pointent littéralement quelque chose d’instable, de non-régulier (par définition puisque les triangles de ces pyramides ne sont pas tous identiques) — à l’instar de ce que les mathématiciens, géomètres ou informaticiens nomment également un curseur. Ces peintures incarnent une volonté de cartographier et de s’approprier des éléments exogènes pour renouveler et définir un nouveau territoire, un espace intermédiaire propre à la peinture, quelque part entre le réel, l’imaginaire et le virtuel. La peinture bien qu’abstraite demeure un réceptacle pour la représentation mais dont l’index aurait été biaisé ou encodé par la superposition de registres confondant assumément peinture, graphisme et communication. L’œuvre peut être et dire une chose ET son contraire, elle est ambivalente, et c’est probablement ce qui permet de la qualifier de contemporaine.
Pour en revenir au cinéma, à la mise en scène, et aux stratégies ludiques d’appropriation (l’artiste titre régulièrement ses expositions par des titres de films), on pourrait dire de ces œuvres, en dépit de leurs lignes blanches posées de manière anarchique, qu’elles sont des Macadam à deux-voies [2], des routes à double-sens où il est possible de se croiser mais aussi de conduire côte à côte pour faire la course puis gagner, perdre ou disparaître. A l’instar des peintures de Fredrik Værslev qui ne représentent que ce qu’elles sont, le titre du film de Monte Hellman annonce d’un côté le sujet du film, la redondance du paysage et de cette vision quasi-continue de la route. Et de l’autre côté, “Macadam à deux voies” c’est aussi l’expression qui synthétise toute la banalité (mais assumée et célébrée) du motif et par analogie des motifs des peintures de Fredrik Værslev. De cette étrange idée de vacuité se dégage une poésie à la fois nihiliste et pleine de promesses, une oscillation perpétuelle, subtilement orchestrée, entre vide et plénitude.
Commissaire associée : Caroline Soyez-Petithomme
Publication aux éditions Mousse Publishing
en collaboration avec Museo Marino Marini – Florence, Standard – Oslo, Andrews Kreps – New York & Gio Marconi – Milan.
[1] Hubert Damisch, “Remarks on Abstraction”, traduit du français par Rosalind Krauss, in October, n°127, Winter 2009, Massachusetts Institute of Technology Press, p136.
[2] Two-Lane Blacktop titre, en anglais, film de Monte Hellman de 1971.