Bruno Pélassy est un artiste protéiforme, dessinateur, sculpteur, couturier…
Il est né en 1966 à Vientiane au Laos et il est décédé à l’âge de 36 ans à Nice, des suites du Sida, qu’il contracte en 1987. Il a à peine 21 ans.
Sans titre, Sang titre, Cent titres est une œuvre à part, que ce soit dans l’histoire de la vidéo, du cinéma expérimental ou des œuvres ayant pour sujet la maladie. La pièce se compose d’un collage d’images enregistrées à la télévision, piquées, cousues de magnétoscope à magnétoscope, suivant une logique des sentiments a priori dépourvue d’autres sens. Films de genre, documentaires animaliers, émissions télévisées, dessins animés, séries, cinéma muet… L’artiste a tissé les images et les séquences en obéissant au déroulé émotif de sa propre maladie. Le montage suit la logique d’une progression, non pas linéaire, même si elle obéit à la règle des causes et des conséquences, mais de l’ordre de l’escalade. Le montage est haché, sale, parfois frénétique, néanmoins sophistiqué, jouant d’effets de ruptures et de syncopes. Les métaphores visuelles sont filées et des leitmotive ponctuent le développement du texte : une explosion dans l’espace, les traversées en voiture du Mont Hood extraites de Shining (1980) de Stanley Kubrick, le visage de Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc (1928) de Carl Theodor Dreyer.
L’œuvre existe sur support VHS. Le dispositif de monstration veut donc qu’à chaque passage de la bande vidéo sur la tête de lecture du magnétoscope, l’œuvre s’use et l’image se détériore puisque la bande magnétique n’est pas un support d’enregistrement pérenne. Les marques de la perte et de la fin apparaissent physiquement à l’écran, jusqu’à l’envahir parfois. La bande vidéo, matière vivante, ne supporte plus les attaques du temps et, si le dispositif cinématographique est « la mort vingt-quatre fois par seconde » comme l’affirme Laura Mulvey, ici la mort est l’ingestion par le temps des qualités photographiques de l’image. Les lésions la transforment en une autre, à la fois malade et scintillante, à bout de souffle mais chatoyante : c’est la force des choses, soit la mécanique des passages et le dispositif même, qui la projette dans un avenir programmé et l’inscrit dans un processus de décomposition. L’œuvre est aussi une sorte de snuff movie dans le sens où la mort n’y est pas mise en scène mais bien jouée en direct : un grain épais et en expansion recouvre déjà la plupart des séquences. Pointillisme vibrant, il accentue la dimension organique du support.
Ses Créatures sont les habitantes de mondes marins se baignant avec légèreté dans des aquariums. Esthétisées, elles sont des magnifications du virus dans le champ du symbolique et du spectacle. Elles évoluent dans l’eau comme au ralenti. En suspension, elles planent plus qu’elles ne flottent. Elles ondulent, se contorsionnent, dansent. Enfermées, habillées de soie, de résille, de dentelle noire, de pierres ou de perles Swarovski, elles sont regardées et adorées. Elles sont l’immobilisation d’un fragment de la réalité (le virus) avant même d’en être la traduction métaphorique. Ainsi déplacé, ainsi dominé, l’objet de la peur acquiert une fonction nouvelle en passant du côté de l’art et de la représentation. Le processus repose bien sur une croyance dans le pouvoir de la figuration dont on ne peut plus ignorer ici la dimension magique. Il s’agit bien d’immobiliser la chose au moment même de la désigner. À l’instar des images gelées sur la bande vidéo, il semble que la suspension soit ici la condition de l’opération de la représentation. Elle repose sur un geste car elle est magique et transitoire : elle permet d’arrêter le temps, de contrôler son flux, son mouvement. Exutoire, elle immobilise le virus, objet de son dévouement, même si elle ne vaut qu’à l’instant de sa réalisation. Chez Pélassy, elle est clairement de l’ordre du sortilège. Il use ainsi dans Sans titre, sang titre, cent titres de son pouvoir immobilisant. La suspension y est à la fois un spasme, une crispation et une jettatura. Elle permet de stopper, dans l’instant, une image de la mort. Pelassy vole de la sorte, par l’arrêt, son visage à la mort. Il lui arrache sa puissance pétrifiante, dont il peut ensuite se recouvrir.
Avec le soutien de la famille de Bruno Pélassy en association avec le Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac (16.01-22.03.2015), le Centre Régional d’Art contemporain Languedoc-Roussillon – Sète (16.10.2015-17.01.2016) et le Mamco – Genève (2016).
Publication coéditée par les éditions Dilecta – Paris, Les Amis de Bruno Pélassy, le Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, Passerelle Centre d’art contemporain – Brest, le Centre Régional d’Art contemporain Languedoc-Roussillon – Sète, le Mamco – Genève et Air de Paris.
Texte : Marie Canet / Graphisme : Fanette Mellier